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Intention Misérable
Gaston Damag et Manuel Ocampo ont fait connaissance en 1984 au département des Beaux-Arts de l'Université des Philippines. L'année suivante, chacun quittait le pays pour aller s'installer à l'étranger, Damag à Paris et Ocampo à San Francisco. En 1995, lors d'un séjour européen de ce dernier, les deux artistes ont repris contact et ne cessent, depuis, de partager leurs idées et de formuler des projets communs. Des collaborations inédites ont ainsi pu voir le jour, faisant prendre un tour résolument nouveau au travail du peintre (Manuel Ocampo), et à celui du sculpteur (Gaston Damag): Arena for a Pseudo Context, 1997, Delfina Gallery à Londres et Centro Cultural Tecla Sala à Barcelone ; La Naturaleza de la Cultura, 1999, Centre Andalou d'Art Contemporain à Séville.
Intention Misérable, titre qu'ils ont choisi pour leur exposition à la galerie Alimentation Générale au Luxembourg, ne relève plus du simple préambule ou de la phase expérimentale. C'est la première fois en effet qu'une galerie prend le parti (et le pari!) de les inviter à produire une oeuvre conjointe, conçue à deux têtes, réalisée à quatre mains.
Si dans leur démarche et préoccupations artistiques, Gaston Damag et Manuel Ocampo cherchent tous deux à inventer des moyens inattendus pour contrer les normes de l'art occidental, et par là, déconstruire les héritages colonialistes qui subsistent dans la culture contemporaine et la vie sociale, leurs processus créatifs sont en même temps radicalement distincts.
Encouragé très jeune par des prêtres à produire pour les églises et les
marchands occidentaux des peintures faussement authentiques et anciennes, inspirées de l'imagerie populaire de l'époque coloniale espagnole, Manuel Ocampo n'a jamais véritablement quitté ce registre. Malgré des études en art entreprises à la California State University, à Bakersfield, cette première expérience fait sens dans le développement de son travail devenu une forme de combat frontal contre l'oppression culturelle et politique dominante, l'expression aussi de la profonde contradiction des identités hybrides qui, comme la sienne, sont fondées sur l'incertitude et le paradoxe. Ses peintures, des compositions sibyllines saturées de symboliques culturelles, politiques et religieuses, d'écritures en différentes langues, défient ainsi les liens établis entre la réalité et la fiction, entre l'Histoire et le présent. Un moyen efficace de transcender les vérités et discours tels qu'ils ont été définis, et avec eux, tous les enjeux des pouvoirs de ce monde.
C'est aussi dans sa confrontation avec le monde Occidental, et particulièrement avec la découverte des musées et collections éthnographiques, que Gaston Damag a mis en place les tenants de son dispositif créatif. En 1987, alors qu'il visite le Natural Science Museum à New York, l'artiste retrouve des objets ainsi que des photographies de sa famille et autres membres de la communauté autochtone Ifugao dans laquelle il a grandi. Dès lors, il ne cesse de s'interroger sur la conception hégémonique des différentes cultures humaines et sur le pouvoir institutionnel de la société occidentale. Les idoles africaines et océaniennes instamment utilisées comme vocabulaire de son travail (statuettes en bois traversées par des néons, enchâssées à des moteurs pour les mettre en rotation ou les frapper au sol telles des marteaux-piqueurs, etc.), ne sont pas seulement destinées à créer une sorte de conflit stimulant entre des référents à sa culture et le contexte dans lequel il vit aujourd'hui. Elles traduisent, par excellence, une revendication de liberté venant du plus profond de ceux qui s'engagent dans la lutte contre les inégalités et les conséquences de l'idéologie moderniste, mais encore, pour reprendre les termes de l'artiste, "une réponse ironique à la marchandise toute faite, au ready-made colonial ou ethnique".
Devant ces inflexions communes, l'intérêt d'une collaboration entre les deux artistes ne fait pas de doute.
L'exposition conçue pour la galerie Alimentation Générale a comme liminaire de discussion les questionnements de chacun au sujet du Mur des Lamentations que Gaston Damag a pu voir à l'occasion d'une exposition qu'il faisait récemment à Jérusalem. Si cette étape de l'échange ne trouve finalement pas trace directe dans le parcours que fera le visiteur, il n'en va pas moins que le rapport à l'"Autre" et au "différent culturellement" détermine cette vaste installation sur trois salles. Il s'agit même d'un véritable corps à corps, celui opéré entre peintures et sculptures mais aussi entre l'oeuvre et le public à qui il est demandé un engagement physique avec les objets. Une analogie du Mur en quelque sorte, revisité par les artistes selon le mode de la métaphore et à travers une approche tout aussi ludique que violente.
Dès l'entrée, l'espace est investi par un ensemble de punching-balls sur
lesquels ont été peints et collés des éléments culturels et religieux variés, bien que meurtris, disloqués, disséminés ça et là. Catalyseur d'agressivité, défouloir, le punching-ball condense ici, et par le recyclage qui en est fait, la mise en jeu du corps comme instrument d'opposition à l'autre. Par sa quantité, il met aussi en exergue les rapports de force historiques et culturels, leurs conséquences et variations contemporaines, prenant alors à partie la conscience du public : frappera (encore) ou pas ? L'occupation des deux autres salles ne renvoie pas seulement à une déclination de ce premier travail et des questionnements qu'il peut soulever. Devant les portraits de statuettes peints par Ocampo auxquels Damag a répondu par l'ajout d'objets (ballon de football, morceau de vitre brisé, assiette, etc.), face à l'énorme rouleau de toile affaissé contre un mur et découvrant dans sa partie visible un plan de la banlieue nord de Paris sur laquelle fondent des fragments de statuettes en paraffine colorées, l'on devine, rétrospectivement donc, qu'Intention Misérable n'est autre que la tentative de réécriture d'une histoire commune et de celle, plus large, des peuples qui continuent d'être oppressés.
Devant la "misère du monde", même la meilleure des intentions ne passera finalement que pour misérable ; et cela, les artistes le savent bien.
Pourtant cette collaboration, si tant est qu'elle parvienne à montrer de
manière directe et souvent violente la nature des relations interculturelles dans la réalité d'aujourd'hui, à échapper aussi un cri contre la culture occidentale historiquement dominante, contre l'individualisme également, témoigne d'un constat, plus heureux cette fois, et que résument ainsi les artistes : "peu importe à quel point l'hégémonie des idéologies occidentales nous encerclent et nous dominent, notre culture continue à vivre en nous, et à travers nous".
Evelyne Jouanno