Carmen Ayala Marìn, melanie bonajo, Miriam Cahn, Konstantina Krikzoni, Monica Mays, Boryana Petkova, Kong Shengqi, Zohreh Zavareh emotions are facts
17.3.2022 - 30.4.2022
Exhibited Works
Informations
emotions are facts
artistes
Carmen Ayala Marín, melanie bonajo, Miriam Cahn, Konstantina Krikzoni, Monica Mays, Boryana Petkova, Kong Shengqi, Zohreh Zavareh
Curator
Chloé Bonnie More
Nombre de discussions avec mon entourage ces dernières années tournaient autour de notre capacité à traduire et verbaliser nos émotions. Suite au premier confinement, nos réactions ont été diverses, elles nous ont réunies, et nous ont séparées. Elles étaient toutes ou presque passionnelles. Comme si nous nous étions soudainement souvenus que nous étions des corps faits d’émotions, des êtres sensibles. Le visible et l’invisible, comme les émotions et le réel, ont été intrinsèquement liés depuis l’apparition du covid-19. Peut-être avons nous réalisé que nous avions tendance à tyranniser nos passions pour gagner la raison, comme une injonction à un équilibre qui évince toute vulnérabilité du discours social et politique : « Parler du contrôle émotionnel, c’est en d’autres termes, une façon de parler du pouvoir et de son exercice » (1) .
Notre culture occidentale hérite d’une tradition séparatiste qui distingue passion et raison : l’une comme un danger pour le peuple et l’autre alors considéré comme seul outil politique pour ce dernier.(2)En 1999, Vinciane Despret écrit « avoir un corps, c’est apprendre à être affecté »(3) . De cette façon l’autrice présente l’émotion comme un facteur construit culturellement et non biologiquement et genré comme de nombreuses recherches ont tenté de le démontrer. Cette phrase fait écho à Feelings are facts, les mémoires de Yvonne Rainer, à qui nous rendons hommage avec cette exposition pour avoir ouvert à de nombreuses artistes la voie du corps et de la parole. Les faits (facts), sont les gestes, les mouvements, les mots, les sons et les images que l’artiste parvient à créer pour lier un ensemble émotionnel et politique.
Qu’en est-il de notre relation au sensible à une époque où les faits, nous sollicitent nuit et jour sans relâche à travers les médias et les réseaux sociaux ? C’est autour de cette question que l’exposition emotions are facts réunit des artistes qui perpétuent des gestes et des paroles empreints d’émotions bien réelles.
Tour à tour, Carmen Ayala Marin, Miriam Cahn et Konstantina Krikzoni témoignent de la force qui traverse la toile. Dans sa pratique, Carmen Ayala Marin provoque des collages avec la peinture, entre ses rêves de désirs et ses peurs du passé. Ensemble ils tissent la toile qui apparaît comme une explosion à celui qui ose s’en approcher. Depuis 2020, elle travaille autour de la figure de Conchita, qui est le surnom péjoratif donné en France aux femmes domestiques espagnoles, immigrées entre les années 1950 et 1970. Tempérance tu m'énerves représente la posture d’une femme qui déborde de colère, prête à passé à l’acte, le revolver en main. Dans la peinture, l’illustration d’émotions passionnelles a longtemps été monopolisée par les peintres classiques tels que Le Greco, Brueghel l’Ancien et Giotto. Cette culture de la colère attribuée à la guerre et aux hommes a notamment été renversée par la peinture figurative de Miriam Cahn qui donne à voir la vulnérabilité des corps nus, en guerre et en amour. En 2019, l’artiste a 70 ans et affirme que la colère « est un bon moteur pour l’art » (4). Ainsi, Miriam Cahn évoque l’importance de #metoo et son engagement sans relâche pour la cause féministe. Sa peinture est une prolongation de sa vie et laisse apparaître des êtres parfois chimériques entre l’animal et l’être humain, qui sans distinction provoquent chez le spectateur un trouble émotionnel certain.
Avec une œuvre qui se situe cette fois entre l'abstraction et la figuration, Konstantina Krikzoni infuse son énergie avec la peinture Parasites of Joy. Elle la considère comme une chorégraphie autobiographique entre son corps et la toile sur laquelle elle déconstruit la figure féminine et la transforme en laissant place à autant d’esprit que « de voyageuses, des somnambules ou des fantômes, des êtres ambivalents séduisants, des métamorphes égoïstes, des parasites sexuels ». Autant de créatures que d’émotions indéfinies, si ce n’est ici la joie. Une émotion galvanisée qui nous saisit par un rouge puissant, des broderies sur la toile comme outil de guérison et l’échelle humaine des démons de l’artiste qui enveloppent son entourage.
De la même façon, la sculpture Unsayings de Monica Mays vient bouleverser la déambulation dans l’espace et notre rapport au réel. La recherche anthropologique de l’artiste se prolonge dans l'œuvre qui emprunte au quotidien domestique, des formes et des matières pour faire parler une mémoire culturelle et collective. Dans son travail de la matière, l’artiste crée une rencontre entre l’humain et l’hybride pour dépasser toute forme de nostalgie. En effet, les expériences du collectif, où des display rules (5)tiennent habituellement à distance le partage émotionnel, sont transmises dans l'œuvre de Monica Mays par la réappropriation d’une matérialité commune. Ainsi, Monica Mays propose un vocabulaire d’interstices que seule notre attention à l’invisible est en mesure de traduire. Ce désir de saisir des récits traditionnels impalpables pour les transformer en utopie fictionnelle évoque notamment l’interdisciplinarité socio-politique de l’artiste.
Le film TouchMETell de melanie bonajo propose également un espace privilégié : quasi-politique et quasi-intime. Un groupe d’enfants âgés de 6 à 8 ans y est placé au centre pour témoigner de leur rapport au corps sensible d’une manière essentiellement naïve. Dans un monde où « Les primitifs, comme les femmes et les enfants, sont dits confus, émotionnels, incapables de penser au futur concret et à un passé non mythique. »”(6), TouchMETell est un dialogue avec un groupe d’enfants, autour des notions d’intimité, de manque de contact physique à l’ère digitale et des rôles de genre. Ensemble, iels explorent leur propre expérience du corps et leurs limites. Chacun.e peut être pris.e d’empathie et d’humour face à la beauté des enfants qui se meuvent dans un espace clos, mis en scène par l’artiste. Celle-ci n’est pas sans rappeler les recherches en laboratoires qui ont servi à la recherche sur les émotions et le contrôle passionnel au XXème siècle.
En 1925 la psychologue Tamara Dembo a demandé à sept sujets pendant deux heures de proposer une solution pour atteindre une fleur hors de portée. Cette expérience consistait à recréer l’émotion de la colère afin d’observer les différentes manières de faire apparaître une émotion que l’on pourrait croire essentiellement authentique et naturelle. Or dans ce cas ils étaient interdépendants du contexte et de la falsification de la difficulté éprouvée. En 2014, l’artiste Boryana Petkova quitte la Bulgarie pour la France et dessine chaque jour des fleurs qui par la suite fonctionnent comme un sismographe émotionnel. Dans l’espace, 400 dessins sur 2000 sont présentés aléatoirement. Leur installation à la volée sert à évoquer une instabilité émotionnelle quotidienne, mise à nue volontairement par l’artiste qui ne cherche à convoquer ni authenticité ni raison mais seulement des faits graphiques.
Persona, c’est le terme utilisé par Jung pour décrire le masque social que nous acceptons de montrer aux autres, en public il nous sert à masquer nos émotions. La sculpture Théâtre Anatomique de Kong Shengqi s’inscrit dans une série d'œuvres taillées dans des morceaux bois que l’artiste trouve dans la rue. En les travaillant, elle leur offre une nouvelle vie et en les transformant en masque, elle propose à tou.te.s spectateur.ice.s la possibilité de se dissimuler mais aussi de se montrer tel quel.iel est. Les détails du corps de la sculpture exposée évoquent un déchirement qui « prend aux tripes » et incite le spectateur à détourner le regard. De la même façon, Zohreh Zavareh expose le masque au sol, explosé en deux, la bouche grande ouverte et qui révèle une gêne et un regard fuyant. Ces deux sculptures jonchent l’exposition avec le trouble et un regard falsifié qui questionne l’authenticité de nos propres émotions, de nos masques et de notre lien au sensible.
Aux côtés des artistes de cette exposition, il pourrait nous sembler que cette vieille coutume qui consiste à cacher, camoufler, la nature vraie de l'individu est révolue. Or de toute évidence, c’est de manière systémique et souvent inconsciente que nous nous protégeons par la dissimulation. Nous qui sommes encouragés « à porter le masque patriarcal et à enfouir leurs émotions aussi profondément que leurs homologues masculins […] mais la grande majorité des gens hésitent encore à prendre le chemin qui mettra fin à la guerre des genres et rendra l’amour possible. (7)» . Prendre nos émotions pour des faits, ne serait-il pas le début d’une volonté de changer ?
À mon amie Florence Coustenoble (1991 - 2022)
Texte de Chloé Bonnie More
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1. C.Lutz, Engendered emotions: gender, power, and the rethoric of emotional control in American discourse, Language and the politics of emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
2. V. Despret, Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité. Éditions Points, 2022.
3. V. Despret, Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité. Éditions Points, 2022.
4. Art Basel: Meet the Artists, Miriam Cahn, 27 mai 2019, https://www.youtube.com/watch?v=z-GkCS3Z8mM&t=14s
5. P. Ekman, W. Friesen, P. Ellsworth, Emotion in the Human Face, New York, Pegamon Press, 1972.
6. C.Lutz, Culture and consciousness: a problem in the anthropology of knowledge, Self and Consciousness, Psychology Press, 1992
7. B. Hooks, La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour. Éditions divergences, Paris, 2021?
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emotions are facts
artistes
Carmen Ayala Marín, melanie bonajo, Miriam Cahn, Konstantina Krikzoni, Monica Mays, Boryana Petkova, Kong Shengqi, Zohreh Zavareh
curator
Chloé Bonnie More
In the last few years I have had numerous discussions with those around me on the subject of people’s ability to verbalize their emotions. After the first lockdown our reactions varied, they united or they divided us. They were almost all passionate responses. It was as if we had suddenly remembered that we were feeling beings made up of emotions. Like emotions and reality, the invisible and the visible have been intrinsically linked since the appearance of Covid-19. Maybe we have realized that we have a tendency to tyrannize our passions in order to control our reason, a self-imposed injunction that demands a status quo which eliminates all vulnerability from social and political discourse, “To speak of emotional control is, in other words, a way of speaking about power and the exercise of power”.[1]
Western Culture has inherited a separatist tradition that distinguishes between passion and reason: the former being considered a threat to the people the latter being considered the only political tool capable of serving them.[2]In 1999 Vinciane Despret writes “To have a body is to learn to feel”.[3] In this way the author presents emotion as a cultural construct as opposed to a biological and gendered phenomenon as most research has tended to conclude. This phrase echoes the idea in Feelings are facts, the memoires of Yvonne Rainer, to whom we pay homage with this exhibition for having opened the body and words as a medium for countless artists. The facts are the gestures, the movements; the words are the images that the artist succeeds in creating in order to bring together an emotional and political ensemble.
What has happened to our relationship with feelings in an age where we are bombarded relentlessly with facts day and night by television and social media? The exhibition emotions are facts explores this question by bringing together artists who perpetuate gestures and words filled with emotions that are perfectly real.
One after the other Carmen Ayala Marin, Miriam Cahn and Konstantina Krikzoni bear testimony to the power of the canvas. Carmen Ayala Marin’s artistic practice creates collages with paint that lie somwhere between her desire-filled dreams and her fears of the past. Her canvas appears like an explosion to the viewer brave enough to approach it. Since 2020 she has been working on the theme Conchita which in France is the pejorative name given to the Spanish domestic servants who emigrated there between 1950 and 1970. Tempérance tu m’enerves (Temperance I can’t stand you) depicts the figure of a woman bursting with anger, gun in hand, ready to take action.
In painting depictions of passionate emotions has long been monopolized by the classical painters of the past such as El Greco, Breughal the Elder and Giotto. This culture of anger attributed to war and to men has been strikingly reversed by the figurative painting of Miriam Cahn who reveals the vulnerability of the naked body in war and in love. In 2019 at 70 years of age the artist declares that anger is “a good motor for art”.[4] Thus, Miriam Cahn evokes the importance of the #metoo movement and her relentless engagement with the feminist cause. Her painting is an extension of her life which, on occasion, allows figures that are chimerical to appear, figures that are somewhere between human and animal, whose indistinct hybridity inspires a distinct emotional disquiet in the viewer.
Konstantina Krikzoni’s work sits between abstraction and figuration. Her painting Parasites of Joy is infused with her energy. She considers it an autobiographical choreography between her body and the canvas in which she deconstructs the female figure and transforms it by making room for as many spirits as “travelers, sleepwalkers or phantoms, ambivalent seductive beings, selfish metamorphs and sexual parasites”. As many creatures as there are undefined emotions, what is this if not joy? A galvanized emotion that seizes us by a powerful red, embroideries on the canvas like healing tools and the human scale of the artist’s demons that envelop her surroundings.
In the same way the sculpture Unsayings by Monica Mays comes to upset our wanderings in space and our relationship with reality. The artist’s anthropological research extends throughout the work which takes themes from everyday domestic life as well as forms and materials that speak to a collective and cultural memory. In her working of materials the artist creates an encounter between the human and the hybrid in order to bypass any kind of nostalgia. In essence, the experience of the collective or the display rules (5), which often hold emotions at arms length are communicated here in the work of Monica Mays by the reappropriation of a common materiality. In this way Monica Mays proposes a vocabulary of gaps that only our attention to the invisible is able to understand. This desire to seize intangible traditional narratives in order to transform them into a fictional utopia underlines the socio-political interdisciplinarity of the artist.
The film TouchMETell by melanie bonajo also introduces a privileged space : quasi-political and quasi-intimate. A group of children between 6 and 8 years old are placed at the centre in order to bear witness to their relationship to the feeling body in a way that is naïve in its essence. In a world where “Primitive beings like women and children are said to be confused, emotional, incapable of thinking ahead to a concrete future or back to a non-mythical past” (6), TouchMETell is a dialogue with a group of children around the idea of intimacy, lack of physical contact in a digital age and gender roles. Together, they explore their own corporeal experience and their limits. The viewer may be moved by empathy and humour faced with the beauty of the children who move in a closed spaced that has been set by the artist.
This recalls the laboratory studies that were used to investigate emotions and the human ability to control their passions in the 20th century.
In 1925 the psychologist Tamara Dembo tasked 7 subjects with finding a solution for reaching a flower that was out of reach for 2 hours. This experience was an attempt to recreate the emotion of anger in order to observe the different ways of provoking an emotion that we consider to be essentially authentic and natural. But in this case they were interdependent of the context and the falsification of the difficulty experienced. In 2014 the artist, Boryana Petkova, left Bulgaria for France and every day she draws flowers that later function as an emotional seismograph. In the exhibition space 400 drawings out of 2000 are exhibited at random. The randomness serves to evoke a daily emotional instability, laid bare voluntarily by the artist who seeks to summon neither authenticity nor reason but only graphic facts.
Persona is the term used by Jung to describe the social mask that we accept to show others in public as a mask for our emotions. Kong Shengqi’s sculpture Théâtre Anatomique (Anatomical Theatre) is part of a series of works fashioned from pieces of wood that the artist finds in the street. By working them she provides these materials with a new lease of life and by turning them into masks she offers everyone the chance to hide who they are, but also to reveal themselves as they are. The details of the body of the exhibited sculpture underscore a stomach-turning gash that incites the viewer to look away. Similarly, Zohreh Zavareh exhibits her masks on the ground, exploded in two, mouth wide open which reveals embarrassment and a furtive gaze. These two sculptures litter the exhibition with confusion and a fake gaze that questions the authenticity of our own emotions, our masks and our connection to feeling.
It might seem to us that this old tradition of hiding and camouflaging our true nature is a relic of the past. Yet alongside these artists it becomes clear that that we protect ourselves by hiding in a way that is systemic and often unconscious. They reflect those of us who are encouraged "to wear the patriarchal mask and bury their emotions as deeply as their male counterparts [...] but the vast majority of people are still hesitant to take the path that will end the gender war and make love possible."(7). Wouldn't taking our emotions as facts be the beginning of a desire to change?
To my friend Florence Coustenoble (1991 - 2022)
Text by Chloé Bonnie More
(1) C.Lutz, Engendered emotions: gender, power, and the rethoric of emotional control in American discourse, Language and the politics of emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
(2) . Despret, Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité. Éditions Points, 2022.
(3) V. Despret, Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité. Éditions Points, 2022.
(4) Art Basel: Meet the Artists, Miriam Cahn, 27 mai 2019, https://www.youtube.com/watch?v=z-GkCS3Z8mM&t=14s
(5) P. Ekman, W. Friesen, P. Ellsworth, Emotion in the Human Face, New York, Pegamon Press, 1972.
(6) C.Lutz, Culture and consciousness: a problem in the anthropology of knowledge, Self and Consciousness, Psychology Press, 1992
(7) B. Hooks, La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour. Éditions divergences, Paris, 2021?
Documents
Carmen Ayala Marín
melanie bonajo
Monica Mays
Miriam Cahn
Konstantina Krikzoni
Boryana Petkova
Kong Shengqi
Zohreh Zavareh
Curated by Chloé Bonnie More
Image:
melanie bonajo, TouchMETell, 2019, HD video film, installation with collaboration Théo Demans, 24 minutes, 27 seconds, Courtesy AKINCI